Sic transit gloria mundi


Cela fait plusieurs semaines que nous sommes suspendus aux nouvelles d’un virus qui se répand, et des décisions mondiales de confinement, de fermeture, d’urgente précaution. Il faut s’éviter et se disperser. Ne plus faire nombre commun. Quelque chose a déraillé mais quoi ? Quelque chose de millénaire, d’archaïque fait irruption et s’installe, qui peut-être n’avait jamais quitté les lieux, comme une bête tapie dans l’ombre de notre confort, de notre relative insouciance. Voilà que la peur gagne à nouveau toute la surface du monde. Un coup de tonnerre. Grand coup de pioche dans le désordre que nous faisions semblant de ne pas voir, ou de prendre avec dérision pour l’ordre du monde. La vie, nous n’y accordions plus vraiment attention.

Depuis quelques mois, nous venons de comprendre que c’était cette toute petite fille en équilibre sur un trapèze endormi, et qu’un vent noir balance doucement.

Je sors tôt le matin de chez moi. Je lève les yeux sur le monde autour de nous, je note avec un sentiment absurde, et avec frisson, la répétition fragile du printemps : des chatons frileux aux arbres, quelques fleurs écloses à moitié, un pâle vert acide et naissant dans les parcs… (…) Leurs légers mouvements de troupes, rapides, indiquent la promesse. Mais je me demande s’ils portent aussi une part de l’inquiétude, s’ils sont au courant de la menace et du nombre. Je lis l’incrédulité sur les visages. Les oiseaux se dispersent dans le ciel. On voudrait lutter contre la désorientation et l’affolement, quitter le sol et rejoindre avec eux les vents. Tandis que les nouvelles tombent comme de jeunes soldats sur le front. Annulations. Infections. Morts.

« Sic transit gloria mundi/How doth the busy bee », interrogeait la poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886). « Comment va la laborieuse abeille, et qu’ainsi passe la gloire du monde ? »

Avions-nous oublié qu’être humain, c’était vivre l’exposition de la totalité des événements du monde, tous en même temps, être à l’écoute de la terrible et magnifique proposition chorale du monde ? Vie et mort, force et fragilité. L’hirondelle fraîche du printemps et l’agilité aveugle du virus. Je les conjugue, je les expose, je les conjure.

On s’inquiète de notre exposition aux jours qui viennent. La confiance ne suffit pas. Je voudrais répondre par la beauté de l’incertitude à l’intérieur de soi. Qu’être en vie c’est frémir. Improviser. Et recommander de ne pas oublier d’oublier. Que les jours heureux reviennent. Nous ne les attendions plus. Non, ce n’est pas le printemps qui refait seul son petit tour, sans comprendre, l’imbécile !, qui débarque au pire moment, avec ses oiseaux, ses arbres en fleurs, sa tiède fraîcheur. C’est nous qui, stupéfaits, faisons sa découverte une fois encore, avec notre traîne de peurs, de chagrins. Nous l’avions oublié, et dans l’instant, nous sommes heureux de l’apercevoir neuf, inconnu, prometteur. Un jeune homme dans toute sa gloire devant notre royauté abattue.

Tenez bon. Nous nous retrouverons vite. Pour nous sauver ne cessons ni d’aimer, de venir en aide à chacun, de travailler, d’interroger, de découvrir. Et je supplie le printemps de nous remettre sur nos rails abîmés. Que nos trains bondés roulent et poussent leurs cris de joie et de douleur. Oui, elle passe la gloire du monde mais ne faisons pas comme si nous ignorions que la vie nous invitât à nous y risquer. Depuis longtemps, depuis les premiers vivants, les premiers morts. Cet éclat éphémère, passager, vibrant, nous y participons. C’est notre unique et seule gloire. Elle est en équilibre, comme le soleil neuf des jours à venir.







Frédéric Boyer, écrivain

Référence: La Croix du 21-22/3/20


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